Martin Deschamps et Breen Leboeuf
Leboeuf Deschamps Productions CR ☮☮½Depuis 1996, le chanteur rock Martin Deschamps est un pilier du monde du classic rock québécois en tant que chanteur intermittent pour la légendaire formation Offenbach ou avec sa carrière solo. Tout au long de son parcours, il a eu l'occasion à de nombreuses reprises de travailler avec le bassiste franco-ontarien Breen Leboeuf. Ce n'est cependant que cette semaine que les deux rockers ont uni leurs forces sur un album, qui servira de tremplin pour une tournée cet été.
À travers cet album, le duo démontre une conscience de soi digne de Jean-Claude Van Damme. Il aurait été simple de passer sous silence les jeux de mots inhérent au nom Leboeuf Deschamps, mais qu'ils aient glissé la photo d'un bovidé dans un pâturage comme deuxième de couverture à leur pochette élimine toute forme de dérision à ce sujet. De plus, des onze pistes de l'album, huit d'entre elles sont des reprises du répertoire d' Offenbach ou de Leboeuf lui-même. Les musiciens choisissent la voix facile de réinterpréter leurs classiques plutôt que de se risquer dans une nouvelle aventure qui leur ferait perdre de la crédibilité comme bien d'autres ont fait avant eux.
Or, ceci me pose un grave problème. Comme vous le savez, je prends un grand plaisir à trouver le sens caché des albums que je critique. Cependant, si le Sphinx avait présenté Leboeuf Deschamps comme énigme à Œdipe, le cours de l'Histoire aurait été foncièrement différent. Le disque, à première vue inoffensif, pose une question majeure à propos de la musique au XXIe siècle: à quoi sert un album?
Il aurait été facile de déconstruire gentiment les absurdités de Leboeuf Deschamps si elles étaient flagrantes, mais le répertoire d' Offenbach impose le respect. Il s'agit tout de même du premier groupe francophone à avoir été tête d'affiche au Forum. Même le défunt chanteur Gerry Boulet a vu donner son nom à une rue de Montréal. Je le sais, j'ai une photo encadrée de celle-ci dans mon salon.
Au-delà des deux premiers titres, Partis pour la nuit et Ensemble, deux compositions originales négligeables, l'album est constitué de pièces d' Offenbach, chantées par Deschamps, comme il le fait depuis le début de sa carrière, et de chansons de Breen Leboeuf interprétées par Breen Leboeuf. La proposition aurait été intéressante si Martin Deschamps n'avait pas participé à l'enregistrement de l'album Nature en 2005, où il reprenait, avec le groupe, des titres d' Offenbach en version folk rock. Ce nouvel album propose donc huit titres déjà enregistrés par les mêmes interprètes sans réelle réécriture des arrangements.
Et encore, qu'en est-il des trois autres pièces? L'une d'entre elles est un arrangement blues de la célèbre Toujours Vivant de Boulet, ajoutée pour souligner son vingt-cinquième anniversaire de décès et les autres, comme mentionné précédemment, sont des pièces un peu génériques. On pourrait même dire que Partis pour la nuit est un peu la même pièce que Deschamps avait interprétée il y a près de trente ans à l'émission Caméra 89, traitant généralement des mêmes sujets. Il n'y a rien de mal à faire une carrière complète sur l'idée de faire la fête et de vivre à toute allure; Andrew W.K., aux États-Unis, le fait avec brio. Ce titre, dans le lot, ne fait cependant que renforcer l'idée qu'on nous recycle du matériel prémâché. Cependant, il faut dire qu'il serait risqué de tomber trop dans l'innovation; ça pourrait donner "des grandes envies de fesser" à certains membres originaux d'Offenbach.
Mais en fin de compte, qu'est-ce que ça change? C'est bien là que se trouve l'impasse. Les titres de l'album ont subi l'épreuve du temps et sont toujours aussi efficaces. Même inchangées, à part le solo de guitare de Ricky Paquette, des chansons comme Le Fauve et De Ville en Aventure suivent Breen Leboeuf depuis sa carrière avec le Buzz Band. Et que dire de Mes Blues Passent Pu Dans Porte? Si le but est de transmettre ce répertoire à une nouvelle génération, pourquoi les musiciens n'ont pas simplement fait paraître une réédition de l'un ou l'autre de leurs albums précédents? S'il s'agit simplement de promouvoir la tournée, l'exercice est réussi, mais les noms Leboeuf et Deschamps ne sont-ils pas suffisants pour attirer un public gagné d'avance?
L'exercice entrepris avec Leboeuf Deschamps est réussi, mais dégage un conservatisme qui donne envie à l'auditeur d'acheter un chasseur F-18. Il n'est pas là pour séduire les membres de la Clique de Villeray (entendons-nous: je ne porte pas une allégeance plus forte envers Anie Samson qu'envers Luc Ferrandez, mais disons que les chances que quelqu'un de mon âge participe à un tournoi de poker chez Guy A. Lepage sont faibles; autre génération, autres mœurs). Il fera par contre mouche chez les fans de blues et les clients réguliers du Bistro à Jojo. Il n'empêche que l'album en tant que tel laisse une drôle d'impression à qui l'écoute: celle d'être confrontée à une vision du rock, certes efficace, mais figée dans un passé historique. Un peu à la manière du bison, le bœuf des champs originel, qui est presque éteint depuis les ravages de Buffalo Bill. Un peu à la manière du nom de Gerry Boulet, immortalisé sur une plaque de rue aux abords du Parc Laurier.