Je n’avais pas eu la chance de voir Le Voyage d’Hiver de Keith Kouna lors de sa création en 2014. Le spectacle met des mots nouveaux sur Winterreise, un cycle de 24 lieder pour piano et voix composé par Franz Schubert en 1827 sur des poèmes de Wilhelm Müller. C’est une oeuvre complète qui nous place dans une boîte hermétique d’émotions où l’on peut savourer tout, simplement, sans avoir à construire l’univers imaginatif qui est livré pour nous.
Assise dans la Cinquième Salle, j’attends le début du voyage avec, à ma gauche, un homme asthmatique qui s’envoie des grands coups de bronchodilatateur, et à ma droite, un jeune homme très grand qui ne sait pas où mettre ses jambes (c’est la Cinquième Salle).
Sur un plancher croche qui agit comme une glissade vers le public (ou comme le décor de l’émission d’Éric Salvail), Keith Kouna amorce son périple hivernal. Sur scène, une rangée d’arbres fins, un demi-frigo croche duquel sortent mille et une choses, une table d’écriture et un lit défait.
Durant la première pièce, une femme émerge du lit, dansant aux côtés de Keith Kouna et énonçant déjà l’abondance artistique à laquelle on va assister.
Ensuite laissé seul sur scène, l’auteur-compositeur-interprète s’adonne à une valse à travers les bouteilles de bière. Il danse avec l’alcool. L’image est trop belle.
Accroupi à la table d’écriture, Kouna devient agressif, déchire du papier blanc et en fait des flocons.
Le voyage d’hiver/Photo: Nic Cantin, mmrectoverso.org
Avec les textes et la mise en scène (Antoine Laprise), Le Voyage d’Hiver plonge tout ce qui existe dans une poésie qui interpelle tous nos sens. Avec Le tilleul, chanson pour le moins grivoise, on voit les mouvements de danse de Maryse Damecour, couchée sur le petit lit devant la scène. Elle s’élance dans une grâce qui intercepte les mots osés pour en faire des images poétiques: «je m’agrippe à tes seins, je frémis sous ta langue. Elle glisse sur mon membre comme un rayon de soie».
Découvrant maintes choses dans son frigo habité par l’imagination, Keith Kouna faire la rencontre d’une bête très poilue de laquelle il conserve la peau.
«Je bois pour toutes les raisons», chante-t-il dans la pièce Sur le fleuve en berçant tendrement sa bouteille d’alcool lovée dans un oreiller.
Dansant cette fois avec la bouche, c’est Lucie Vigneault qui articule les mots de Romances et désirs alors que le son est celui de la voix de Keith Kouna, caché. Une personnification des plus réussies.
S’emparant d’un drap, le personnage en fait une cape de grand prodige, qu’il transforme, au fil de la chanson Cuisine, en tablier de serveur. Un magnifique portrait d’aspirations versus réalité.
La gang de l’orchestre se met au chant sur la pièce Le sexe, afin de conseiller vivement à notre voyageur d’hiver de s’adonner aux activités charnelles.
Au moment où Keith commence L’embâcle, je me dis que j’ignore ce que je pourrai écrire de beau dans ma vie, maintenant qu’il a écrit ceci:
«Mon chant s’épuise
Et glisse vers d’autres fables
Où vont ces routes qui scintillent?
Où vont ces flots de larmes
Qui gercent les collines?»
Durant la chanson Fume, deux des dix musiciens se partagent le piano: l’un sur les touches, l’autre sur les cordes. C’est prodigieux.
Si mélancolique, Aurore me donne envie de déposer ma tête sur l’épaule du jeune homme que je ne connais pas à mes côtés. C’est le genre d’effet que Le Voyage d’Hiver fait. C’est une musique qui donne envie de se déposer la tête… Je me retiens pour éviter de terminer la soirée escortée par la sécurité de la Place des Arts.
La fin du spectacle nous laisse voir la totalité du drap blanc qui jonchait le sol. Keith Kouna en fait un tapis sur toute la scène. On a envie de lui confier la tâche de plier nos draps contours tant il fait bien ça. Le drap devient ensuite une voile de bateau.
Devant le voilier qui se dessine désormais sur scène, la pièce Le bateau m’arrache des larmes et arrache un bâillement d’envergure à mon voisin de siège asthmatique. C’est probablement dû au manque d’oxygène.
On ne voit que le haut du corps de Keith Kouna dans un frigo gorgé de lumière bleue et de fumée à la fin de ce voyage astral. Ça pourrait être une image sincèrement ridicule, mais c’est franchement beau.
Le spectacle est présenté à nouveau ce soir et demain, 26 et 27 février, à la Cinquième Salle de la Place des Arts, dans le cadre de Montréal en lumière.