Kamasi Washington : redonner sa noblesse à l’épique

Publié le 22 juin 2016 par Feuavolonte @Feuavolonte

Il était une époque, jadis, où tout le monde de mon entourage utilisait l’expression «épique». Peut-être était-ce dans l’air du temps – on se rappellera du très regrettable Epic Movie, dans la lignée des Scary Movies et autres comédies directement-sur-DVD – mais il y avait là quelque chose d’irritant. Est-ce qu’on parlait de quelque chose de grandiose? de cape et d’épée? presque romanesque? ou juste d’une vinaigrette ranch qui rehaussait une salade comme pas une?

Le fait est que ce mot est revenu dans le vocabulaire des mélomanes au courant de la dernière année. Cependant, il était précédé par le déterminant «The». «The Epic», comme l’album de trois heures du virtuose californien du sax ténor, Kamasi Washington. Adulés pour leur travail avec Kendrick Lamar, le musicien et ses compagnons du West Coast Get Down ont proposé une œuvre riche et encensée par la critique. Le Festival de Jazz de Montréal, dans sa série Jazz à l’année, proposait un concert de ce phénomène, une semaine avant le déclenchement de leurs festivités. Il aurait été bête de passer à côté.

Atlantis Jazz Ensemble/Photo: Etienne Galarneau

La première partie est assurée par l’Atlantis Jazz Ensemble, formation de l’Outaouais qui compte des membres du Souljazz Orchestra. Entre Pillars of Hercules et Leviathan, on sent une sensibilité accrue pour la mythologie et le fantastique auprès de la formation. Le quintette impressionne par son bon goût et sa versatilité; le trompettiste Ed Lister alterne élégamment entre la trompette et le flugelhorn et Zakari Frantz du sax alto aux claves. Il n’y a pas de sot métier, si c’est pour agrémenter un solo avec goût. La présence de deux leads mélodiques n’est peut-être pas exploitée à son maximum, mais les unissons entre la trompette et le sax, sur les thèmes principaux, donnent une puissance – dirions-nous un côté épique? – aux compositions, bien menées et bien ficelées.

En début de performance, nous craignions un peu que la formation ne donne dans une forme conventionnelle de jazz «contemporain», mais bien vite, on découvre une sensibilité pour la syncope et la percussion qui donne une voix distincte à la formation. De fait, on accepte sans problèmes que des résidents d’Ottawa jouent à Montréal pour un spectacle aussi important alors que des formations locales auraient probablement pu accomplir ce mandat avec brio.

Kamasi Washington et son orchestre entrent sur scène devant un parterre aussi bruyant que dans un éternel solo de contrebasse. The West Coast Get Down, dont le saxophoniste fait partie, introduit le magicien du saxophone sur scène et déjà, le public tombe à la renverse. Le claviériste Brandon Coleman ouvre le bal avec le premier solo ahurissant de la soirée, qui sera chargée en émotions fortes et en expériences transcendantes. Appeler son album et sa tournée The Epic, c’est audacieux, mais dans ce cas ici, c’est raisonnable. Cependant, avec la performance à laquelle on a eu droit, on peut aussi se concerter sur d’autres noms.

Kamasi Washington/Photo: Etienne Galarneau

Dès la deuxième pièce, c’est le bassiste Miles Mosley qui nous en met plein la vue. Mettre une pédale de wah-wah sur sa contrebasse, c’est une bonne idée. Avec juste un peu de distorsion et d’amplification bien placée, le musicien nous montre ses prouesses de virtuose par la précision de ses notes et, surtout de son coup d’archet. Plusieurs personnes diront dans la salle n’avoir jamais cru qu’une contrebasse pouvait sonner ainsi. J’ai pour ma part découvert une partie de moi que je croyais cachée depuis longtemps; je ne sais pas si c’était une expérience pré-mortem ou la découverte de l’existence de Dieu. On aurait pu appeler la tournée The Mystic.

West Coast Get Down/Photo: Etienne Galarneau

West Coast Get Down a pour trait distinctif d’avoir deux batteurs en la personne de Tony Austin et Ronald Bruner Jr. (le frère de ce fameux Thundercat). Les deux s’accompagnent avec brio, mais leur puissance arrive lorsque les deux commencent à jouer indépendamment en créant un vrai brouillamini sonore. Les deux musiciens ont aussi été mis en vedette lors d’un duel de batterie où les deux empruntaient aisément aux esthétiques virtuoses du jazz fusion. On aurait pu appeler la tournée The Chaotic.

Les musiciens de Washington semblent se suivre depuis toujours. Lorsqu’il présente ses batteurs, le saxophoniste exprime que ce sont des amis d’enfance. Ce sentiment se concrétise lorsqu’il fait venir son père, Ricky Washington, pour jouer de la flûte et du saxophone soprano avec son ensemble. On aurait pu appeler la tournée The Nostalgic.

Certaines personnes, cependant, trouvaient que la chanteuse accompagnant la formation volait un peu le spectacle. Elle semblait plutôt dans sa bulle et particulièrement expressive dans ses mouvements relativement new age. Lançant plus d’une tape sur son torse, en bonne Céline Dion, lorsqu’elle chantait en faisant ce qui semblait être des salutations au soleil, sa présence scénique a assurément affecté l’appréciation de certains. Cependant, ces mouvements semblaient très sentis et accompagnaient le voyage astral qu’on nous proposait. On aurait pu appeler la tournée The Cosmic.

L’ensemble propose les titres du dernier album de Washington ainsi que certaines nouveautés – il semblerait que West Coast Get Down a six albums tout aussi imposants que The Epic cachés dans leurs manches et qui ne demandent qu’à sortir. Ça donne en tout un bon deux heures chargé à bloc où le volume sonore va en grand crescendo. Plusieurs personnes sortent décoiffées par les solos impossibles de keytar de Brandon Coleman. On aurait pu appeler la tournée The Cacophonic.

Cependant, après deux heures pleinement appréciées, bourrées d’émotions fortes et de splendeur musicale, on comprend bien comment on peut se revendiquer de l’étiquette «Epic»: un retour bien mérité à cette expression qui a été usée à la corde à la fin de la décennie 2000 par des gens qui l’utilisaient pour décrire des choses comme de la vinaigrette.